vendredi 11 février 2011

La ruée vers l'or

La pratique du karaté est jalonnée par des évaluations que sont des passages de grades. A l'issue de ces épreuves le pratiquant a l'autorisation de porter une nouvelle ceinture dans le cas bien sûr où il a démontré qu'il avait le niveau requis. Au début le pratiquant est ceinture blanche puis ensuite les couleurs se succèdent pour aller du plus clair vers le plus foncé : jaune, orange, vert, bleu, marron et noir. Avant la ceinture noire c'est le professeur de club qui est habilité à évaluer et délivrer les grades. En ce qui concerne la ceinture noire, c'est un diplôme d'État, elle est délivrée par un jury composé de plusieurs professeurs. Entre la ceinture blanche et la noire, un long parcours attends le pratiquant. Celui-ci peut durer de 3 à 10 ans ou même plus. Il y a beaucoup de facteurs qui font que l'on est pas tous égaux devant la progression. Cependant, tout le monde peut atteindre cette certification.
Mais obtenir une ceinture, qu'elle soit jaune ou noir est-ce une finalité ? L'objectif de la pratique est-il d'obtenir des ceintures ?
Beaucoup de pratiquants, jeunes et moins jeunes, oublient que les passages de grades ne sont que des évaluations, des étapes qui jalonnent leur progression technique. On peut tout aussi bien progresser sans entrer dans ce système d'ascension  dans les grades. Certains finissent par ne voir dans la pratique que l'attrait des grades et ne trouvent aucun plaisir, aucun intérêt dans l'entraînement si ce n'est que d'obtenir une ceinture. Il y a ici à mon sens une perversion de la pratique. Les pratiquants  qui se prennent à ce petit jeu ne s'entraînent même plus, ou tout juste quelques séances avant un passage de grades dans l'espoir de pouvoir ainsi être au niveau... Du moins c'est ce qu'ils pensent. Bien sûr, si le professeur ou le jury juge le niveau insuffisant et recale le candidat, ce dernier crie au scandale ! "Avec tous les entraînements que j'ai fait comment est-il possible que mon niveau ne soit pas reconnu ?" dit-il !
Il y a ici une approche qui me gêne énormément car à mon sens les arts martiaux ont entre-autres pour objectif d'aider le pratiquant à diminuer l'emprise de l'égo. Je crois que les passages de grades ont plutôt tendance à le renforcer, surtout chez ceux qui ne s'entraînent pas et qui surestiment leurs capacités et  qui bien sûr pensent que le jury est incompétent (hé oui c'est comme ça quand on a une haute opinion de soi). Alors pourquoi se présenter devant un jury si on n'accepte pas que celui-ci joue son rôle d'évaluateur ? Pourquoi se présenter devant un jury si l'on a déjà décidé quelle grade on mérite ? Ces personnes ne savent-elles pas que pour quelques euros elles peuvent acheter une ceinture dans n'importe quel magasin de sport ? Pourquoi font-elles perdre du temps au jury ? Ne devrait-elles pas adresser à ce dernier un courrier mentionnant : "Cher professeur,  pour vous épargner bien des efforts j'ai consulté mon égo et il a décidé que je vaux bien la ceinture (choisissez la couleur). Vous ne verrez donc pas d'inconvénient à ce que je la porte." Elle pourrait aussi ajouter "Vous ne me verrez pas à l'entraînement pendant quelques temps car maintenant il faut que je me repose de tant d'effort. Prévenez-moi du prochain passage de grades pour que je me prépare quelques jours avant."
L'élève est-il entièrement fautif ? Peut-être pas. Pour qu'un club vive il faut du monde, de plus, si le professeur est un professionnel qui vit du karaté, il ne peut pas se permettre de perdre des élèves, ou plutôt des clients Donc, pour diverses raisons, les professeurs cherchent à fidéliser les élèves. L'établissement d'un système de grades fait d'ailleurs partie de l'arsenal destiné à cet effet. Combien de personnes continueraient à pratiquer s'il n'y avait pas de grades ? Combien de personnes ont une réelle motivation pour la pratique ? Je pense sincèrement que, hélas, sans le système de grades, les dojos seraient déserts. Jigoro Kano, le fondateur du judo, avait institué un système de grades pour fidéliser et valoriser les pratiquants Il avait conseillé à maître Funakoshi Gichin, qui importa et développa le karaté au Japon, de faire de même s'il souhaitait promouvoir sa discipline.
Heureusement, les cas mentionnés ci-dessus sont une minorité. La plupart des pratiquants abordent la pratique avec sincérité et font confiance aux professeurs, aux jurys. Ils sont d'ailleurs parfois surpris qu'on leur délivre un grade car ils sont tellement honnêtes avec eux-mêmes qu'ils ont peur de ne pas pouvoir honorer leur nouveau statut. Ces personnes font plutôt preuve de modestie et sont assidus car ils prennent plaisir à pratiquer et savent que sans effort pas de progrès. Ce sont ceux qui avancent réellement et qui un jour deviendront à leur tour professeur et membre de jury dans les passages de grades.Il font réellement honneur au karaté et aux arts martiaux.

3 commentaires:

  1. Bonjour Areski,

    Ce que tu décris dans ton article est indéniable. C’est un fait : certains karateka se basent trop sur le grade pour définir leur niveau. Mais je ne peux m’empêcher de me demander pourquoi ? Et je pense que les personnes en question sont tout simplement des gens qui abordent ce « sport » comme la vie de tous les jours. En effet, beaucoup de choses auxquelles nous accédons se basent sur la supériorité d’un individu par rapport aux autres. La rivalité fraternelle pour obtenir l’estime d’un parent, une liste de diplômes plus longue pour accéder à un poste convoité, une plus grande éloquence permettant d’être choisi par des électeurs… Il faut écarter des concurrents avant d’accéder à la reconnaissance, et ce dans beaucoup de domaines. Du coup, je crois que de nombreuses personnes ont pris l’habitude de s’évaluer en se comparant aux autres et ne savent plus réfléchir à ce qu’ils sont à l’intérieur. Leur estime d’eux-mêmes est basée sur des preuves tangibles de leur supériorité et ils finissent par être dépendants de ces « preuves ». Dans le cadre du karaté ce sont les grades, les ceintures. « J’ai la même valeur qu’untel puisque j’ai la même ceinture et je surpasse tel autre puisque mon garde est supérieur ». Ainsi, lorsque le grade convoité n’est pas obtenu, cela est interprété de manière exagérée. Cela ne signifie pas « ma vitesse de progression et mon investissement ne justifient pas l’accès au niveau supérieur », mais « untel qui était mon égal m’est à présent supérieur et untel que je surpassais est maintenant à mon niveau ». Et c’est simplement inacceptable. C’est un coup porté à la confiance en soi. A mon sens, la plus grande faille de ces karateka est de ne pas avoir compris que le karaté peut constituer un havre de paix et de sérénité. Certes, la société nous impose d’être évalués les uns par rapport aux autres et nous sommes bien obligés de nous y conformer, mais dans la pratique des arts martiaux (je ne pratique que le karaté mais je suppose qu’il en est de même pour la plupart des arts martiaux), nous avons la chance de pouvoir fonctionner différemment. De ne pas nous sentir sans cesse en compétition avec d’autres. Et quel bonheur de se libérer de notre dépendance aux « preuves de valeur » ! Parce que finalement, quel que soit notre grade, il y aura toujours une personne meilleure et nous ne serons jamais satisfaits de nous-mêmes. Alors que si l’on se juge par rapport au niveau que nous avions avant, par rapport aux efforts accomplis et à la progression de notre pratique, il n’y a aucune limite, l’important étant d’être meilleur qu’hier et moins bon que demain. Cela apporte une vraie sérénité de se dire qu’on ne se lassera jamais de pratiquer le karaté parce qu’il est toujours possible d’être meilleur que soi-même. J’ajouterai cependant que même lorsqu’on a compris cela, certaines habitudes sont tenaces et qu’on n’est pas à l’abri d’un réflexe malheureux, du style « quand même, je suis plus puissante qu’elle », ou à l’inverse « je suis vraiment nulle, je ne connais que 9 kata, alors que lui les connaît tous ». Il faut probablement beaucoup de temps pour véritablement se centrer sur soi-même.

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  2. (suite et fin)

    En temps que professeur cela doit être frustrant d’être en présence de ces « chercheurs d’or », de les voir insensibles aux messages que l’on essaie de leur transmettre. De plus, ce sont souvent des gens qui ont l’habitude d’afficher une certaine assurance, voire arrogance, pour masquer les doutes qu’ils ont au fond sur leur valeur, ce qui est carrément agaçant. Ils écoutent et appliquent rarement les conseils directs car ce serait avouer que l’autre sait quelque chose qu’ils ne savent pas. En bref, ce ne sont sans doute pas des élèves « faciles ». Mais quand par chance (et surtout à force de diplomatie, patience, pédagogie, patience, maîtrise de soi, patience, empathie, patience… et j’en passe !), l’un de ces karateka lâche prise et abandonne sa « ruée vers l’or », ce doit être une grande fierté pour le professeur.

    Céline.

    PS : A quand un ouvrage intitulé « la philosophie du karaté pour les nuls », disponible à la fnac ? Ca simplifierait peut-être un peu la tâche du professeur…

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  3. Effectivement, tu parles de modestie, d'humilité et de ne pas l'Ego prendre le contrôle de nos actes, de nos pensées... En fait les fondamentaux de la philosophie des arts martiaux. Difficile de ne pas échapper à ces pièges. Gandhi disait que la vrai spiritualité devait être vécue dans la société et non pas en retraite loin du monde et de ses tentations. La pratique du karaté, d'une certaine manière nous permet d'être confronté à nous même avec une cruelle mais Ô combien salvatrice exigence.

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